samedi 16 mai 2009

Attente insupportable

6h05. L'astre solaire m'enveloppe déjà de ces chauds rayons. La banquette sur laquelle je suis étendue est confortable mais je n'arrive plus à garder les yeux fermés. Sans doute la force matinale du soleil. Je me relève péniblement et ouvre le compartiment centrale, située entre les deux sièges avant et tente de prendre la paire de lunette teintée que m'avait donné mon fils ainé. Étant technicien en câblage pour la compagnie Bell, Pascal pouvait en obtenir comme il le voulait. Il m'avait alors fait cadeau d'une jolie paire, les vitres teintées comme des miroirs. Un cordon de tissu noir pour les fixer au cou était également fourni dans l'emballage.

La paire de lunette enfin posée sur le nez, je me suis étendu de nouveau. J'avais le temps. Trois taxis faisaient la file devant le mien. Et j'avoue que ça m'énervait. Plus je regardais l'heure filer, plus je me disais que cette attente devenait inutile. Futile même. Et j'attendais pourquoi ? Un voyage qui pouvait me rapporter un joli pactole. Je me serais couché tard mais cela valait bien le coup d'attendre. Mais le temps passait foutument vite.

6h15. René, le «dispatch» de jour venait de rendre un autre chauffeur de taxi heureux : un départ pour l'aéroport Montréal-Trudeau. Le trafic sera possiblement difficile pour l'aller mais tant pis pour le client puisque le compteur ne s'arrêtera pas de tourner. Parcontre, le chauffeur sera de retour beaucoup plus rapidement. Le matin seulement. Le soir, l'après-midi plutôt, c'est une autre histoire. Le trafic est léger pour l'aller mais atroce pour revenir. J'ai déjà vu des gars prendre trois heures pour rentrer à la maison. Seul prix de consolation pour celui qui n'avait pas gagné le jackpot : il pouvait bosser seul sur tout le territoire pendant quelques heures sans avoir les copains dans les pattes. Encourageant, non ?

Nous n'étions plus que deux et l'heure avançait vite. Affreusement vite. J'essayais pourtant de conserver mon calme, de garder à l'esprit que je pouvais avoir tiré le mauvais numéro. Un voyage ou au autre, et après ? Si je l'ai, ce sera tant mieux. Sinon, pas grave. Je serai sûrement déçu sur le coup mais ça passera. Les vendredis matins, il y a des appels «à la tonne» pour se rendre sur l'île. On verra bien.

Et dire qu'André m'avait téléphoné la veille pour m'avertir que son client allait prendre le taxi pour St-Hilaire. Le temps de l'attendre devant sa résidence pour prendre ses bagages et on filerait vers Montréal-Trudeau. Tout ce que j'ai à faire, c'est de me placer sur le poste d'attente et... attendre jusqu'à l'heure prévue : 6h30. Il devait sortir d'un hôtel situé tout près du quartier industriel. Un voyage qui allait chercher dans les trois chiffres (plus ou moins dans les $150 dollars), c'est certain.

Bon sang que j'étais fatigué. Heureusement que j'avais pensé prendre un bon déjeuner. La chaîne de restauration La Belle Province est connue pour ses fast-food mais ses déjeuners (petits déjeuners pour nos cousins germains) sont délicieux, tout spécialement les pommes de terre à déjeuner, recouvertes d'épices odorantes et dont j'ignore encore les ingrédients. Délicieux.

6h25. La voiture qui me précède se décide à quitter le poste. Enfin. Et merci René pour ce bon coup de pouce. J'étais maintenant en meilleure position pour attraper cet appel tant attendu. L'adrénaline me laissait éveillé sans problème. Les rayons de soleil commençaient à m'aveugler sérieusement. Malgré la teinte opaque de-ma-paire-de-lunette-fumée-de-chez-Bell, cette boule de gaz m'en mettait plein la vue, pour faire un jeu de mots.

Cette attente devient insuportable et ma tête fourmille de scénarios plus saugrenues les uns que les autres. Et si le client avait quitté plus tôt ? Et si le client était passé tout droit ? Et si le client avait pris un autre collègue ? Une autre compagnie ? Toutes ces questions se bousculaient dans ma tête et je n'arrivais pas à les trier, mon cerveau devait travailler au ralenti causé par une fatigue inhabituelle. Je veillais tard, c'était le cas de le dire.

6h30. La voiture toujours positionnée au même endroit et son conducteur, lui, était assis bien droit pour cette fois et prêt à appuyer sur le bouton du microphone. La nervosité était palpable. J'étais si tendu que j'avais décidé de garder le poste de radio à musique éteint. Je ne voulais pas être distrait et manquer cette chance. Une chance qui ne survient que rarement dans la carrière d'un travailleur autonome tel que moi. Demandez à mon collègue Mike. Il pourrait vous en glisser un papier. Mais ce voyage n'arrivera pas à battre mon record. Un aller-retour Longueuil - Maniwaki. Je vous en reparlerai bientôt. Ce trajet m'avait bouleversé et je me suis promis de le partager avec vous.

6h40. Des doutes commençaient à germer dans mon esprit. La patience, cette qualité que j'avais apprivoisée au fil du temps s'échappait au compte-gouttes. À l'extérieur, les nombreux camions semi-remorque et autres véhicules de divers flottes appartenant à des compagnies situés à proximité défilaient sous mes yeux. Les travailleurs étaient nombreux à se rendre au boulot. La station d'essence Esso que je pouvais observer d'en face débordait de clients désireux de faire le plein une dernière fois avant la remontée des prix.

Le merle d'Amérique (mâle)



Le rugissement des moteurs multiples se mêlaient aux cris des oiseaux qui s'étaient éveillés bien plus tôt. Le merle d'Amérique se levait bien avant le chant du coq. En fait, alors que je remplissais le réservoir de l'Impala (souvent entre 3h et 4h), je pouvais l'entendre «jaser» avec ses congénères. Ça me faisait sourire et, en même temps j'étais content. Content parce que je savais que mon quart allait se terminer dans pas long.

6h44. René le répartiteur n'arrêtait pas de lâcher des appels sur les ondes radio. Partout ailleurs... sauf Boucherville. Quand il demanda le poste sur lequel je me trouvais, je me suis relevé d'un bond. J'étais si épuisé que j'avais peur de passer tout droit. Et il n'était donc pas question de laisser un collègue me prendre ce que j'avais si durement gagné.

Le bruit sonore particulier de transfert de données avait résonné dans la voiture. Mes yeux se tournèrent instinctivement vers la petite fenêtre éclairée. Deux bips distincs, deux messages. J'allais enfin connaître le dénouement de cette longue et pénible attente. Comme le répartiteur avait demandé le poste 23 et que mon client se trouvait dans cette zone, j'avais toutes les chances de mon côté. Du moins, je l'espérais.

En lisant l'adresse, j'ai senti mon sang se glacer dans mes veines. Ce n'était pas le client que je m'attendais à reconduire chez lui et ensuite pour l'aéroport. Non. C'était une avocate spécialisée dans le droit corporatif. Une dame âgée dans la quarantaine, bien proportionnée pour son âge, terminait de brosser sa longue coiffure blonde. Une chose cependant m'échappait : elle ne portait pas de tailleur. Habituellement prisé par les femmes possédant un emploi libéral, ma cliente portait plutôt des vêtements décontractés : des jeans propres assorti d'une chemise de bon goût. Pas trop de décolleté. Un cabinet d'avocats se doit de respecter un certain décorum. Et décontractée ou non, cette avocate était la patronne de ce cabinet.

Ma destination était le centre-ville. Heureusement. Je n'avais donc pas perdu mon temps dans cette histoire. Le trajet vers Montréal s'était avéré efficace et rapide. Le pont Jacques-Cartier était encore bondé mais on roulait. J'aimais ce genre de clientèle. Toujours de bonne humeur, calme et détendue, l'avocate aimait discuter. Et moi aussi. Le temps passait vite dans ce temps-là.

Une bonne vingtaine de minutes plus tard, l'avocate débarquait au coin de René-Lévesque et de la rue Union. Les mains chargés de sacs de provision et de sa grosse mallette noire , je la regardais s'éloigner dans le flot de piétons comme une automate programmée pour se rendre à son travail.

Pour ma part, je fis demi-tour et entrepris sans tarder de retourner sur la Rive-Sud du St-Laurent. Mais avant de m'arrêter dans une station-service pour mettre l'essence dans le réservoir dont ce taxi est si friand, je m'étais arrêté au lave-auto le plus près du pont. Et justement, il y en avait un. Les chauffeurs de taxi vont souvent à cet endroit pour laver leurs véhicules. Normal : ils offrent un rabais qui plaît. Pour $10 dollars, les employés lavent l'intérieur et l'extérieur, ajoutent de l'armoral sur les pneus et passent l'aspirateur dans le coffre arrière. Mon taxi était déjà recouvert de poussière et le laver n'était pas un luxe, croyez-moi.

Je me suis donc couché tard. Encore une fois. Même encore ce matin, je n'irai pas au lit avant 11h30 ou midi. Couché tard, oui et en même temps je réalisais petit à petit que ce voyage tant attendu n'était pas pour moi. Pas encore. Un jour sûrement. Le collègue de travail qui devait se taper le client du mont St-Hilaire n'avait pas réellement besoin d'un tel voyage. Avec les contrats qu'il récoltait et qu'il devait donner à ses copains libanais, faute de temps, je me disais que la chance n'était pas à la portée de tout le monde. Un hasard ? Peut-être bien. Et puis dans le fond, ma fin de quart n'était pas si mal après tout. Heureusement que le soleil était au rendez-vous, lui...

Ma signature autorisée

11 commentaires:

Drew a dit…

Tabouère! J'étais en train de m'aggriper après le siège de ton Impala en espérant que tu reçoives cet appel...

En vain :(

Ça sera pour une prochaine fois tiens!

Toutarmonie a dit…

Dans le fond, quand tu dois attendre comme ça, tu as une chance inouïe de "ressentir" la vie tout autour... même si tu n'es pas en pleine nature. ;-)
Une belle opportunité de bien te centrer... et d'attirer à toi ce dont tu as besoin.

Jean-François a dit…

@ Drew : Comme on dit : meilleure chance la prochaine fois... :)


@ Toutarmonie : Disons que j'ai largerment eu le temps d'en ressentir les bienfaits... :)

Jacynthe a dit…

je sais je vais parler du lave auto mais mon dieu qu il en faudrait un pour notre voiture pis il n est pas cher le tien.
J'ai bien aimé la description de ton quart de travail sa donne une idée de comment les chauffeurs peuvent attendre :S

Âme Tourmentée a dit…

La prochaine fois, ce sera ton tour, mon cher ami!

-xxx-

Armand a dit…

Cher Jean-François,
Je t'ai déjà rencontré sur la toile au Québec chez Drew.
Un petit voyage transatlantique avec ta voiture amphibie et tu me rejoins (gratos, j'espère)...
Tes courses vers (et de) l'aéroport me font penser à une plaie en Belgique: les taxis "au noir". Ce sont des personnes qui se font de l'argent non déclaré avec leur propre véhicule en embarquant des étrangers peu au courant de nos mœurs...
Ces "taxismen" vous accostent et essaient de vous convaincre de voyager à demi-tarif...
Voilà, je t'ai mis en RSS, une place s'étant libérée inopinément!
Amitiés
Citation: "A New York les taxis sont jaunes, à Londres ils sont noirs et à Paris ils sont cons." (Frédéric Beigbeder.)

Armand a dit…

Chère Jacynthe,
Mon lave-auto est encore moins onéreux que le tien: c'est un abonnement de métro car je n'ai plus de voiture!
C'est un rêve pour les taxis: Quand c'est trop loin ou trop lourd, j'utilise ce mode de transport... et c'est bien plus économique qu'une bagnole!
Amitiés

Jean-François a dit…

@ Jacynthe : Disons qu'à ce prix-là, ça aide à entretenir nos taxis plus souvent. Plus tu laves le taxi, plus les clients sont heureux.

Merci pour le compliment chère Reine :)


@ Âme Tourmentée : Je le souhaite de tout coeur. Merci ma chère :)


@ Armand : Cher ami, j'ai bien ri en lisant cette citation de fin de texte... et encore merci pour cette place pour le fil RSS.

Tout d'abord, je vous souhaite la bienvenue dans mon taxi de Boucherville. Je vous garde la place VIP : le siège avant... juste à côté du chauffeur ;)

J'ignorais que des chauffeurs bossant «au noir» dans le domaine du transport par taxi se payaient la traite en Belgique... Et je suppose qu'ils ne remettent jamais de reçus ? Je ne croirais pas que ce soit des cas isolés mais je dirais que ça doit être assez courant ailleurs...

À bientôt Armand

Armand a dit…

Cher Jean-François,
Cela dérange tellement les vrais taxis que la police a déjà dû intervenir pour arrêter un massacre: un de ces pirates était en train de se faire tabasser par des vrais taxis.
Amitiés
P.S. Quand un japonais est pris par un taxi "au noir", il ignore tout des tarifs, des reçus... et il se fait souvent "promener" très longtemps!

Jean-François a dit…

@ Armand : Et qui pourrait les blâmer ? Un de ces jours, ça pourrait dégénérer...

Mais nous ne voulons que protéger notre gagne-pain, vous savez :)

L'aubergiste en devoir a dit…

Drew a tout dit; j'attendais avec frénésie la fin de la saga, me rongeant les ongles d'anxiété...

;)

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